Rencontre au sommet

Le jeune homme était adossé à un container rouillé par l'air marin, il tirait sur une fine cigarette roulée à la main. La fumée qui s'échappait de sa bouche venait autant du tabac que du froid matinal. Même si le soleil offrait ses premiers rayons aux -déjà- nombreux dockers qui s'affairaient sur les quais, il ne parvenait pas à réchauffer l'atmosphère. Heureusement, un bonnet vissé sur le crâne et un paletot de laine bouillie tenaient chaud à leur propriétaire -quoi qu'on put aisément douter de l'origine des vêtements. L'allure général de l'individu et l'endroit où il se tenait ne présageaient pas une grande richesse, pourtant les vêtements étaient de qualité. La faible luminosité et le léger brouillard empêchaient de distinguer les traits de son visage. Le fumeur jeta sur le pavé le reste du mégot, quand un autre jeune homme - plus petit, et apparemment plus jeune- vint à sa rencontre, laissant tout de même quelques mètres entre eux. Toujours adossé, il resta immobile, le regard lointain ; le large l'attirait-il donc autant ?

- Salut...

Comme il n'obtint pas de réponse immédiatement, il soupira. Puis, un sourire carnassier sur les lèvres, il reprit :

- Eh, Jerry ! Je sais que ça fait un bail, mais quand même... T'as perdu la mémoire ? T'as oublié ma gueule d'ange ?

[Admin] Rat londonien : pickpocket Fiche : Jerry J. Atkyns

[ Planque de la bande à Rei ]

Jerry avait pris son temps avant de venir. Peu habitué à ce genre d'invitation, il avait préféré vérifier que les "petits" ne manqueraient de rien au cas où il tomberait dans le traquenard d'une bande rivale, surtout que le petit messager de l'avant-veille l'avait sommé de venir seul, sans pour autant spécifier qui l'invitait ni pourquoi... C'était louche, voire même davantage, mais le jeune homme n'était pas un trouillard et il répondait toujours aux invitations, même si c'était pour revenir à moitié mort...

Les mains dans les poches, soufflant de la fumée blanche à cause de la fraicheur du petit matin, Jerry -plus communément appelé JJ- avançait vers le lieu dudit rendez-vous. Le quai douze, encore peu fréquenté vu l'heure plus que matinale. Le soleil commençait seulement à poindre à l'horizon et le gros des dockers n'arriverait qu'une fois celui-ci totalement levé...

Il ne lui fallut pas vraiment longtemps avant de repérer celui qui avait du lui envoyer cette invitation douteuse, adossé à un container. Le brouillard empêchait l'orphelin de distinguer les traits du visage de l'autre garçon mais son allure générale lui disait qu'il le connaissait. Approchant d'un air nonchalant, toujours les mains en poche et la casquette bien vissée sur son crâne, voilant ainsi son regard, JJ s'approcha encore, jusqu'à ne plus être séparé de l'autre que de quelques mètres.

"- Salut..."

Cette voix, il savait qu'il la connaissait; parfaitement même, il la reconnaitrait entre milles. La voix de celui qui lui avait tout appris pour survivre dans cette ville pourrie et corrompue... cependant, ça ne pouvait pas être lui n'est-ce pas? Où aurait-il disparu pendant deux années entières, laissant toute la bande à sa responsabilité, si ça avait été le cas?

"- Eh, Jerry ! Je sais que ça fait un bail, mais quand même... T'as perdu la mémoire ? T'as oublié ma gueule d'ange ?"

Pas de doute possible cependant, c'était bien lui...
Jerry sortit les mains de ses poches lentement, les poings serrés. Il n'osait pas vraiment relever le visage, à l'abri sous la visière de son couvre-chef. Ce visage couvert de bleus à cause de sa bagarre de la veille au soir, ce visage dont la bouche se tordait en un étrange rictus, oscillant entre le sourire ou l'expression d'une colère sourde.

Que devait-il faire? Se jeter dans ses bras en pleurant? C'est ce qu'il aurait probablement fait avant... mais il n'était plus un enfant désormais. Il était devenu un homme; ou presque...

"- ...Rei? C'est toi?"

Le son de sa propre voix lui parut étrange tant elle lui semblait étranglée et tremblante. Il avait la gorge nouée et ses poings tremblaient à présent. Où était-il passé? Où était-il pendant ces deux longues années?!

Son comportement et l'intonation de sa voix l'avaient trahi ; Rei vit tout de suite le trouble qu'il avait provoqué chez le jeune Jerry. Même si ce n'était pas son intention, il pouvait le comprendre ; la disparition, puis le retour si soudain deux ans plus tard de son mentor, ce devait lui avoir fait un choc. Si Rei avait pris rendez-vous avec lui, à l'écart des autres, c'était pour éviter toute effusion, et préparer son retour. Il avait dans l'idée de réintégrer le groupe qu'il avait formé plusieurs années auparavant -le réintégrer et en reprendre la tête. Bien sûr, il savait que Jerry était le mieux placé pour prendre place à sa suite ; pourtant, quand il l'avait appris de la bouche du gamin -celui qui avait servi de messager-, il avait ressenti une pointe d'émotion. Est-ce de la surprise ou de la jalousie ? En tout cas, il était de retour.

- Bien sûr ! Qui veux-tu que ça soit ?

Sa question n'appelait pas de réponse. Rei prit le temps de détailler celui qu'il avait pris sous son aile. Il en avait pris beaucoup d'autres, mais Jerry était à part. Sans le vouloir, Jerry attirait les gens autour de lui, et, si Rei avait connu le mot, il aurait dit du jeune homme qu'il était sociable. Deux années lui avaient fait gagner des centimètres, mais le poids n'avait pas suivi. Il avait gardé sa bouillie sympathique, même si à présent son visage exprimé une multiple de sentiments contradictoires. Toujours aussi tranquillement, Rei lui demanda :

- T'as pas l'air bien... Tu nous couves que'que chose ?

Comme un chat qui joue avec une souris après l'avoir assommée d'un bon coup de patte, Rei s'amusait des réactions si prévisibles de Jerry. Pourtant, il savait bien qu'aujourd'hui il venait sur le territoire d'un autre chat, d'un autre chef ; et, il connaissait l'unique moyen pour un mâle de garder son territoire : la bagarre. Jerry était peut-être impressionné par la réapparition soudaine de son ex-mentor, mais il n'en restait pas moins le chef de la bande d'enfants qui erraient aux alentours de Whitechapel. Ce n'est pas à Jerry l'orphelin que Rei voulait s'adresser, mais au JJ qui l'avait remplacé auprès des enfants après sa volatilisation inopinée.

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Bon sang! C'était tout lui ça, réapparaitre comme si de rien n'était, comme ça, un beau matin, presque les mains dans les poches... Que venait-il donc faire ici? Et surtout, pourquoi ne pas avoir donné de nouvelles pendant tout ce temps?! Jerry pouvait sentir la colère lui vriller les oreilles et ses phalanges craquèrent d'un coup sec pour y répondre. Les doigts écartés et crispés tentèrent de capturer l'air glacé des quais londoniens tandis qu'il se forçait à enfin lever les yeux vers son aîné.
Un pas en avant, puis un deuxième, muet. Il continua son avancée, sans crainte, jusqu'à s'arrêter à environ un demi-mètre de l'autre homme. Là, il leva la tête et le regarda droit dans les yeux, sans répondre à sa question précédente tant elle lui semblait ridicule et dénuée d'intérêt en comparaison du moment qu'il était en train de vivre...

Jerry se racla finalement la gorge, prenant une bonne aspiration avant de parler, priant pour que sa voix cesse de trahir son trouble.

"- Qu'est-ce' tu viens faire ici Rei?"

A la colère succède soudain la méfiance et le rat londonien se met à scruter les environs d'un air nerveux. Et si Rei avait formé une bande rivale? Ce serait plausible après tout... dans ce cas, que ferait-il à sa place? Il éliminerait les rivaux... cependant... pas de trace de gamins pleins de vermine, pavé au poing, juste Rei.
Rei et ses beaux habits.

"- Et c'est quoi cette tenue?"

Jerry s'avança jusqu'à lui, sans appréhension, mais toujours tête basse. Rei ne pensa pas qu'il voulut l'affronter en face à face comme ça, il ne se prépara donc pas à se défendre. Il dut réprimer la grimace qui lui vint alors qu'il découvrait le visage tuméfié du jeune garçon ; il changea aussitôt de tactique. Ne voulant rien laisser paraître, il fit mine de ne pas voir -pour le moment- les conséquences visibles d'une bagarre récente, et repoussa l'idée d'une nouvelle échauffourée. Il devait réintroduire de la confiance, de l'amitié peut-être, dans leur relation. Il lui dit alors :

- J'viens voir un certain Jerry pour lui raconter que'ques trucs... Des trucs que j'ai pas pu lui dire, parce que j'étais pas en état... Mais avant de venir le voir, je m'suis fait beau ! Je voulais pas l'décevoir...

Ignorant la tension qu'il avait créée, il attrapa Jerry par une épaule, souriant cette fois pour de bon. Même s'il avait du mal à se l'avouer, il était content de retrouver son petit JJ. Il était comme un pan de son passé, un personnage important dans son ancienne vie. Sentir Jerry sous sa main le faisait frémir ; pendant deux ans, tous les contacts physiques qu'il avait eu étaient douloureux, atrocement douloureux. Aujourd'hui, le plaisir de ce contact le rendait plus docile.

- Allez Jerry, soit pas fâché, je te raconterais tout... On irait pas se boire un p'ti que'que chose pour s'réchauffer ? Idéal pour renouer, non ?

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Jerry plissa d'abord les yeux, légèrement méfiant, avant de finalement baisser sa garde quand Rei prononça son nom pour la deuxième fois. Le garçon des rues relâcha alors la tension qui paralysait ses épaules et se permit de respirer plus profondément, même si respirer lui faisait un peu mal depuis hier -un côte cassée peut-être?-... il ne l'avouerait pas, mais son aîné lui avait terriblement manqué durant tout ce temps. Lui qui pensait avoir trouvé un grand frère à ses côtés pour l'aider quand il avait six ans... ils avaient quand même grandi ensemble dans la rue... et puis soudain plus rien, c'était comme si on l'avait amputé d'un bras.

Le garçon se permit un pâle sourire et releva légèrement sa casquette, passant ses doigts dessous pour se gratter le cuir chevelu d'un air nerveux, légèrement égaré. Quelques secondes s'écoulèrent ainsi, dans le silence le plus complet, avant que Jerry ne décide de finalement donner une tape amicale sur la joue de son ancien camarade.

"- Ouais, allons boire un truc... t'as intérêt à tout me dire, même si ça prend toute la journée."

Le plus jeune revissa sa casquette sur son crâne, cachant une fois de plus son regard au monde environnant, refourra ses mains dans ses poches et se mit en marche.

"- Moi aussi j'aurai des trucs à raconter. La bande est p'us pareille."

Rei fut surpris par la marque d'affection que lui offrit Jerry, mais il fit mine de n'avoir rien senti. A la fois, il haïssait ce contact trop intime, et l'aimait. Ses sentiments étaient comme atrophiés depuis que ces hommes l'avaient emmené. Tout ce qu'il ressentait lui paraissait empreint de souffrance ; la torture n'avait pas laissé de marques que dans son corps. Cette caresse amicale le hanterait sûrement cette nuit ; Jerry le frapperait avec force encore et encore.

Rei se força à faire le vide dans son esprit, il ne pouvait se permettre de montrer la moindre émotion, sous peine de s'effondrer sur lui-même. Le risque était trop grand de se laisser aller, même un seul instant. L'important, pour le moment, était qu'il avait réussi à calmer Jerry ; l'adolescent était prêt à entendre ce que son ex-mentor avait à lui dire. Même si leur relation ne serait plus jamais la même, Rei tenait à entretenir un lien fort avec lui. Il se donna comme excuse de pouvoir l'utiliser par la suite, il pourrait lui être très utile pour ses projets futurs. Pour l'instant, il se devait de lui expliquer quelques petites choses, pas tout, mais ce dont il avait besoin pour ne pas se sentir rejeté. Rei le suivit donc, mimant ses gestes, pour installer un climat de confidence. Le jeune homme avait remarqué que cette technique mettait les gens à l'aise ; imiter les mouvements de son interlocuteur, agir comme un miroir, et il se sentira en confiance.

Les deux jeunes partirent donc comme ils étaient venus : discrètement, aussi silencieux que des rats qui ne veulent pas se faire remarquer. Les dockers ne leur avaient prêtés aucune sorte d'attention, trop occupés qu'ils étaient par leur tâche harassante. Dans l'hypothèse où l'un d'entre eux aurait noté leur présence, il n'aurait pu faire aucun portrait-robot ; leur accoutrement les protégeait de tout regard indiscret. Ils étaient deux ombres silencieuses, deux inconnus dans la brume matinale.

[Au sommet de la déchéance]